
Portrait du mois d'octobre: Kathy Bellefleur, professeure à la FD
8 octobre 2024
Membre de la communauté de Nutashkuan, la professeure d’origine innue Kathy Bellefleur a grandi en Nitassinan, aux abords du fleuve et de la rivière Natashquan («Nutashkuan shipu») dans le Nitassinan. Amoureuse des grands espaces et de la nature, cette passionnée de randonnée pédestre et de photographie parcourt souvent la nature pour la saisir sur pellicule.
Ce penchant pour la photo a été largement mis à profit dans sa thèse La notion de propriété comme lieu de rencontre: étude comparative de la tradition innue et du droit civil québécois. Pour mettre en lumière la conception du territoire chez les Innus, elle s’est tournée vers les images, afin de restituer ce que les mots arrivent difficilement à traduire dans les connaissances normatives issues de la tradition orale innue.
Cette méthodologie de recherche originale est bien à l’image de cette jeune professeure qui refuse d’être cataloguée. Titulaire de la Chaire de leadership en enseignement René-Dussault sur l’inclusion des traditions autochtones dans les programmes de formation en droit, elle est enchantée de contribuer à l’ouverture du programme de droit aux perspectives normatives et juridiques des Premiers Peuples, mais ne souhaite pas pour autant délaisser ses autres intérêts de recherche et d’enseignement, notamment le droit des biens, sa première spécialité.
Une éducation mixte, entre traditions autochtones et scolarisation dans la grande ville
Kathy Bellefleur, adoptée à la naissance par un cousin de sa mère biologique, a grandi sur la Basse-Côte-Nord, dans un clan familial tissé serré, avec un père innu, une mère allochtone originaire de Charlevoix, ainsi qu’un frère et une sœur plus âgés de quelques années. Dans sa tendre enfance, sa communauté et le village voisin de Natashquan demeuraient une contrée isolée, n’étant pas encore reliés par voie terrestre au reste de la province.
«J’ai d’abord fréquenté l’école Uauitshitun, dont le nom signifie «on s’entraide». C’est d’ailleurs ce que je retiens de la culture léguée par la famille élargie de mon père. Chez les Innus, il y a une grande tradition d’accueil et de vie communautaire. C’est une culture où la générosité et la solidarité sont très fortes, où l’on ne parle pas beaucoup, mais où l’on adopte une posture d’écoute de l’autre», confie Kathy Bellefleur.
Encouragée par sa mère, enseignante et orthopédagogue, elle développe rapidement un intérêt pour les études. «Pour ma mère, faire mes devoirs après l’école, c’était une priorité!», indique la professeure.
Kathy Bellefleur fera sa 1re année du primaire à l’école Anne-Hébert, à Québec. «Ma mère, raconte-t-elle, avait un brevet d’enseignement, mais elle a effectué un retour aux études à l’Université Laval pour obtenir un baccalauréat en enseignement. Je me rappelle être allée dans un amphithéâtre du pavillon De Koninck avec elle, pendant qu’elle faisait un examen. C’est une expérience qui m’a marquée. J’ai trouvé les lieux impressionnants. Dès ce moment-là, je savais que je voulais aller à l’université. Plus tard, forte de ce premier contact avec le monde universitaire, je me voyais déjà au doctorat.»
La jeune Kathy Bellefleur sera de retour à Québec quelques années plus tard, comme pensionnaire, pour faire ses 4e et 5e années du secondaire au Collège Jésus-Marie de Sillery.
«Mes années de pensionnat ont été difficiles. J’arrivais d’un environnement libre et je devais m’acclimater à un milieu plus rigide et éloigné culturellement. Je me sentais différente des autres filles et j’avais l’impression que personne ne croyait en mon potentiel, en raison de mes origines autochtones», dévoile-t-elle.
Elle envisage d’abord s’inscrire en archéologie à l’université. «J’adorais l’histoire, dit-elle, surtout celle de l’Égypte ancienne. Quand j’étais petite, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. C’était ma façon de m’évader. J’ai lu Homère et d’autres classiques, ainsi que beaucoup d’ouvrages sur les civilisations anciennes. Toutefois, une professeure de cégep, qui avait un doctorat en archéologie de l’Université de Cambridge, m’a gentiment incitée à y penser à deux fois, me faisant comprendre qu’il y a peu de débouchés à Québec pour une égyptologue».
«Je ne me voyais pas avocate»
Après avoir hésité entre littérature et psychologie, Kathy Bellefleur s’inscrit finalement en droit à l’Université Laval. «À mon arrivée à la Faculté de droit, j’étais très intimidée. J’entrais dans un monde qui m’avait semblé jusque-là inaccessible, du moins, que l’on m’avait reflété comme étant hors de portée pour moi. Il y avait peu d’étudiants issus de minorités visibles, ce qui me donnait une impression d’isolement», se souvient-elle. Petit à petit, elle y trouve sa place, même si elle se rend rapidement compte que la pratique ne l’attire pas. «J’ai été recrutée comme assistante de recherche par la professeure Charlaine Bouchard. Grâce à cet emploi, j’ai pris confiance en moi et j’ai décidé de me diriger vers la recherche en droit, où je me sentais à ma place», signale-t-elle.
En décembre 2015, Kathy Bellefleur dépose à l’Université de Montréal un mémoire de maîtrise intitulé La fragmentation juridique de la terre en droit privé: étude des représentations sociales et historiques de la terre dans la tradition romaniste. Elle entreprend ensuite un doctorat à l’Université McGill, où elle trouve son épanouissement en tant que chercheuse.
«Quand j’ai commencé mes études doctorales, mes mentores m’ont aidée à prendre conscience que mon enfance et mes connaissances issues du savoir ancestral innu étaient de riches particularités, des trésors précieux et, que grâce à ces particularités, je pouvais apporter quelque chose d’unique à la société. Pour la première fois, être autochtone devenait une richesse dans mon parcours universitaire», déclare-t-elle.
Traduire le droit de propriété en images
Dans sa thèse, Kathy Bellefleur s’intéresse à la notion de propriété dans la culture innue et le droit civil du Québec, construisant des ponts entre ces deux traditions juridiques et normatives pour pallier les incompréhensions mutuelles entre les Innus et les allochtones.
«Le droit civil aura besoin d’une manifestation formelle ou écrite attestant de l’existence d’un droit de propriété: on peut penser notamment aux titres de propriété, aux différents écrits juridiques certifiant d’une possession ou bien encore de marqueurs physiques de délimitation de la propriété privée sous forme de clôtures. L’approche innue traditionnelle diverge en ce qu’elle ne requiert pas une telle manifestation d’emprise sur le territoire afin de reconnaître un lien avec celui-ci. La propriété s’y manifeste différemment, d’une façon qui est à la fois objective et subjective. Elle passe d’abord par la connaissance directe et l’occupation du territoire. Elle se caractérise en plus par un élément subjectif étranger au droit civil: il s’agit du lien émotionnel et affectif», écrit-elle dans sa thèse.
Mais comment faire comprendre aux juristes de tradition civiliste cette conception différente de la propriété, s’est-elle longuement demandé, avant de tomber sur un article d’une professeure en droit de l’Université Yale, Carol M. Rose, qui proposait l’idée que la propriété consiste en un phénomène qui «se voit». «À partir de là, ma thèse a pris une nouvelle tournure. J’allais montrer visuellement le territoire comme espace de vie», indique Kathy Bellefleur.
Armée d’un appareil Nikon de haute qualité, elle part rejoindre son père à Nutashkuan, qui la guide à travers le territoire. «D’un lieu à l’autre, il me disait sans cesse: "Il faut absolument que tu vois cet endroit"», raconte-t-elle en riant. Parcourir le territoire et le saisir à travers une lentille a permis de faire voir, de faire ressentir certains éléments de la tradition innue, qui se compose à la fois de réalités visibles ancrées dans le paysage et de perceptions immatérielles, explique-t-elle.
«Les lieux, ajoute-t-elle, montrent des histoires. L'usage de la photographie en droit est un vibrant rappel que les sciences juridiques doivent étroitement être liées à leur environnement pour avoir un sens. En fait, la photographie documente les espaces, constamment transformés au nom du droit».
Les défis d’une jeune professeure
Au terme de sa thèse, deux universités proposent un poste à Kathy Bellefleur. Celle-ci opte pour l’Université Laval parce qu’elle y sent plus d’ouverture pour une carrière diversifiée. «Dans l’autre université, je craignais d’être une professeure autochtone, qui se consacre uniquement aux questions autochtones, alors que ma spécialité, c’est le droit de propriété dans la tradition civiliste ainsi que le droit des biens en général», affirme-t-elle.
Notre faculté lui propose, en effet, de devenir à la fois professeure de droit des biens et titulaire d’une nouvelle chaire de leadership en enseignement (CLE) qui vise à intégrer les savoirs autochtones à la formation des juristes. «Je pouvais embrasser l’entièreté de la complexité de mon identité, sans mettre de côté des parties de moi, de mes intérêts de recherche. Je pouvais faire entendre la voix des Premiers Peuples, tout en poursuivant les recherches qui me plaisent en droit civil. C’était vraiment un poste taillé sur mesure pour moi!», s’exclame-t-elle.
Sa première année d’enseignement est surtout consacrée à la création du nouveau cours Traditions et enjeux juridiques autochtones. Ajouté à la formation obligatoire de tous les étudiants et étudiantes du baccalauréat en droit, ce cours présente, notamment, les langues et les cultures des Premiers Peuples. «Lorsque j’ai donné le cours, j’ai été agréablement surprise par l’ouverture des étudiantes et étudiants aux réalités et aux enjeux autochtones. Comme il s’agissait d’un cours obligatoire, je ne m’attendais pas à les trouver aussi engagé.e.s et enthousiastes», commente-t-elle.
Ce cours et la CLE ont amené Kathy Bellefleur à beaucoup réfléchir aux façons d’inclure les traditions autochtones dans les programmes de droit. «Une tradition, précise-telle, ne s’exprime pas forcément, elle se transmet de manière pragmatique. Il faut la vivre, la ressentir. Une règle normative autochtone, surtout en lien avec le territoire, ne se résume pas par du faire et du non-faire». Il fallait donc se questionner sur ce qui peut être enseigné, puis comment le faire et, surtout, pourquoi le faire. De fil en aiguille, la professeure Bellefleur a donc ajouté un domaine à ses intérêts de recherche, la legal education.
«La legal education, explique-t-elle, est plus présente dans les universités anglo-saxonnes. Il s’agit d’un champ où on approfondit le contenu et l’approche pédagogique des programmes de droit. Comment forme-t-on les juristes? Doit-on leur transmettre certaines valeurs, comme l’ouverture, l’équité, l’empathie? Bref, quel type de juriste souhaite-t-on dans la société»?
Kathy Bellefleur a donc saisi l’occasion du dialogue qu’elle met en place entre traditions et normativité autochtones, droit civil et common law, pour élargir sa propre réflexion à notre rapport à l’éducation en droit, un champ de savoir qu’elle compte bien investiguer et développer dans les prochaines années.
Si vous avez envie d’admirer des photos prises par la professeure Bellefleur, rendez-vous à la vitrine Aux horizons des Premiers Peuples, située près du local 2403 du pavillon Charles-De Koninck ou consultez le compte Instagram de Kathy Bellefleur.